Laurent
Albarracin, Herbe pour herbe, 120 p., 14 €
Dernier
Télégramme Éditions
27
rue Aigueperse
87000
Limoges
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(COURRIEL/MAIL
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Le
recueil, fidèle à la manière de l'auteur, s'attache à méditer
des objets ou des matières. La première partie est intitulée Pots,
cruches, pichets, la deuxième, qui donne son titre à l'ensemble,
Herbe pour herbe, et la troisième, Blason du sable. À chaque fois
il s'agit d'user de la métaphore comme d'un instrument de
connaissance qui permet d'approfondir les réalités ici traitées :
le pot, l'herbe, le sable. Toutes ces choses semblent autant échapper
à la saisie que revenir malgré tout dans le mouvement qui les
déporte et les fait dériver au sein de la reprise incessante qui
semble les constituer.
Note
de l'éditeur
*
La
rosée dans l'herbe
est
la fleur de l'eau -
la
plus belle
fleur
fanée de l'eau
Le
jardin est le domaine
où
les prérogatives n'ont pas de roi -
le
soleil y connaît les revers de fortune
d'un
pissenlit
in
Herbe pour herbe
*
On
tient là
les
vertèbres du feu
on
a en main le squelette de la déroute
l'ossature
même de la merveilleuse dissolution -
tangible
transparence et
collier
de perles mis à
ce
qu'on ne peut enchaîner
in
Blason du sable (Herbe pour herbe)
回
~ COMPTE RENDU de François HUGLO ~
Herbe pour herbe de Laurent Albarracin
Un
Mallarmé par le menu. Un détaillant de la grande tautologie «
rien n’aura eu lieu que le lieu »,
qui rabat l’un sur l’autre futur et passé, boucle le temps sur
l’espace, mots trop abstraits pour Laurent Albarracin. La
première section de son dernier volume s’attache aux « Pots,
cruches, pichets », la seconde donne son titre au recueil, la
troisième dresse un « Blason du sable ».
Pas de majuscule chez Albarracin, et surtout pas celle de l’Idée.
Au symbolique est préféré le bol, qui «
a évidé son nom ».
Il brise le miroir entre le poème et l’objet. Il ne pose pas,
comme Ponge, « parti pris des choses » face à « compte tenu des
mots », comme sur deux plateaux d’une balance. La chose « arrive
». Il ne se soucie pas de sa « qualité différentielle » : il la
prend comme elle vient, comme elle lui vient, et peut-elle lui venir
autrement que comme elle est ? Il (le poème) prend l’empreinte de
ce mouvement qu’elle est. Il n’a pas plus, mais pas moins, prise
sur elle, qu’elle sur lui. Il la cueille, cueilli par son
efflorescence. La chose fleurit par sa forme, et le poème ne s’offre
(ne se dérobe) pas autrement. C’est sans pourquoi. Une rose est
une rose est une rose, mais elle ne se refuse pas plus (pas moins)
que son nom :
«
La forme d’une chose
recueille
la chose : elle
a
un geste pour nous
la
dérober et c’est ce
geste
seul qu’elle donne.
Par
devers soi elle est
concentrée
sur sa rosée ».
La
rosée n’est pas la chose, ou la rose. Elle n’est pas non plus sa
réserve de sève. Le dernier vers propose le paradoxe d’une
concentration sur l’apparaître comme perle à fleur de peau, à «
fleur de l’eau »,
à fleur de fleur, « l’espace d’un matin » comme disait
Malherbe (le titre d’Albarracin se joue peut-être de celui de
Ponge Pour un Malherbe).
La
chose espace l’espace, lui donne contenance et maintien. Le lieu,
chez Mallarmé, précède éternellement, tautologiquement,
désespérément, la boucle du temps. Pour Albarracin, le lien qui
tient le lieu en la chose et l’inverse (l’un versé dans l’autre)
précède joyeusement toute chaîne signifiante. Particularisée, la
tautologie jubile, retient son jus, moins par pruderie que par
coquetterie. Mots jouant sur les mots, choses jouant sur les choses,
se livrent au marivaudage, dans le sens non péjoratif que ce mot
prend chez Diderot : « style, propos, où l’on raffine sur le
sentiment et l’expression » (lettre à Sophie Volland). Où la
mise en scène du lieu par la chose, de la chose par le mot, les met
en fête :
«
Le lieu
est
en liesse
dans
un vase ».
Laurent
Albarracin équilibre une tautologie comme on équilibre une équation
chimique, comme en physique s’annulent deux forces opposées : le
sable «
amortit sa chute » et
«
absorbe sa saignée ».
La
«
folie herbeuse »
n’est pas verbeuse, mais langue en herbe, «
montée en verbe ».
Les choses se roulent dans les mots, les mots se roulent dans les
choses, sur un même plan, celui du poème. Les choses ont toujours
l’avantage, un temps d’avance, qui fait de cette poésie l’une
des moins suspectes de grandiloquence et de logomachie.
François
Huglo → ICI
回
~ COMPTE RENDU de Pierre CAMPION ~
Le circuit court de la tautologie
Chroniqueur
de la poésie qui se publie en ce moment, et lui-même éditeur de
poésie, depuis plus de dix ans Laurent Albarracin se concentre
pourtant sur sa propre écriture[1]. Sur un chemin qui ne ramène
cependant ni à Ponge ni à la phénoménologie, il poursuit une
œuvre dévouée aux choses ou plutôt à la chose même, à chacune
prise singulièrement mais en son être, en cet être en lequel elle
se ramasse, s'enveloppe et s'abîme.
La
figure, non exclusive certes mais emblématique de cette écriture,
c'est la tautologie — la mal aimée des poéticiens, et peut-être
bien des poètes —, la figure qui se ferme elle aussi sur elle-même
:
Dans
toute chose — une sorte
de
folle jeunesse pousse
la
chose à faire
place
nette à la chose
Dans
l'effort que la chose oppose d'origine à toute qualification, dans
le bloc d'être qu'elle oppose à toute dramatisation et à tout
discours, la tautologie cherche pourtant à s'ouvrir un cheminement :
un circuit court qui justement décrive le mouvement seul par lequel
la chose se borne à la chose. Ce qui est à dire, appelons-le d'un
mot barbare, c'est la mêmeté que la chose entretient avec
elle-même, c'est ce genre de mouvement qui, la portant à
l'immobilité, nous interdit de la penser par raisons et par
discours, nous dissuade de la dire par une autre chose, et même nous
défend de l'aimer. La tautologie est le chemin à établir là où
il n'y a pas d'abord de chemin, ni entre la chose et nous, ni entre
elle et les autres choses. S'il y a un périple à rendre, c'est
celui qui la meut entre elle et elle-même.
Alors
approcher la chose à pas de loup, essayer d'abord de la circonvenir
quand même dans le réseau de quelque métaphore, puis tenter de
capter son quant-à-soi désespérant dans le mouvement d'une
tautologie. La mimer en esprit et dans la seule ressource de la
langue, celle-ci aussi rebelle que les choses : la langue non plus ne
nous appartient pas. Mimer le mouvement d'exclusion à notre égard
que la chose — et la langue — entretiennent avec elles-mêmes.
Esquisser une connaissance par la mimesis, celle-ci deux fois
appliquée : au rapport que nous lui imposerons avec telle autre
chose, à l'entente que nous lui voyons avec elle-même. En somme,
faire le tour de la chose par le plus bref chemin possible : une
circonspection de son alentour préparant sa circonlocution. C'est un
art tout d'exécution.
Un
art cependant d'autant plus difficile qu'il n'y a dans les choses
nulle intention qui accrocherait la nôtre, nul lyrisme de leur part
et même aucune ironie, nul point où faire jouer
l'anthropomorphisme, et surtout nulle de ces négations dirigées
contre notre esprit, lequel excellerait justement à les articuler, à
les retourner, à les dialectiser, et même, dernière ruse de
l'esprit fort, à les dissoudre et les dénier. Car alors il
faudrait, allant jusqu'au bout de l'idéalisme, soutenir que les
choses n'existent pas vraiment hors de l'esprit. Ce discours-là,
plus répandu qu'on ne pense, trouve à chaque instant son échec :
sans le vouloir et sans la moindre méchanceté, sans dérision,
elles se rappellent à notre prétention, de manière quelquefois
catastrophique. Voilà comme, sans le vouloir ni le savoir, les
choses, oui, nous font la morale.
Du
sable
Voici
une prose du tas de sable, comme totalité indécomposable, du sable
comme chose :
Le
tas fait le tas qu'il est. Il ne cesse jamais de faire le tas dont il
est le tas. Toujours le tasse et l'entasse, le tamise, l'aère et le
rassemble. Le remodèle et l'étale à la vue. Le tas extirpe de soi
de quoi s'en saupoudrer les sommets. Mine à ciel ouvert qu'un tas,
avec son jeu de wagons à ses flancs qui viennent comme déverser des
pentes à ses pentes. Le tas a l'air encore de répandre sur soi le
sel du tas, comme un peu de feu et d'esprit qu'il insuffle au tas
pour en soulever la pâte, le porter à la puissance du tas. En tout
tas la matière est sa propre matière, et le tas la manière de ce
tas.
Un
déboulé de métaphores et de locutions, où l'on entrevoit,
allusivement et sans cesse exprimée, la tautologie de «
le tas est un tas ».
Nulle part le mot de sable, mais tout nous dit :
« le sable, c'est du sable »,
et que du sable l'on ne peut dire que cela, suivant de multiples
occurrences et sous des formes variées. Ainsi :
Quel
trésor n'est mieux caché
qu'en
sa lourde opulence
qu'en
son strict étalage
et
dans le parfait roulement
de
ses billes et tambours ?
Tout
du sable clame
l'or
du sable et l'enfouit
sous
des chapes de clameurs
Aller
au sable même — comme aller à l'eau même —, c'est écrire et
récrire l'insaisissable ontologie du sable, laquelle certes ne doit
rien à Husserl. Car le poète n'y est pas venu pour les besoins
d'une logique qui voulait s'étendre à toutes les activités de
l'esprit, ni pour opposer au cartésianisme une certaine philosophie
de la conscience (Merleau-Ponty), mais par la fréquentation des
choses et de leur «
secret secret ». Ce
n'est pas Ponge non plus. Car il n'y a ici ni certaine rage de
l'expression, ni la définition-description, ni le monde muet qui
serait notre seule patrie, mais plutôt l'espèce d'ontologie baroque
que j'essaie de décrire. Et il n'y a pas à prendre le parti des
choses, puisqu'elles se défendent très bien toutes seules.
De
l'herbe
Autre
chose, faite elle aussi d'innombrables entités et subsumée sous le
nom féminin singulier de «
l'herbe ». Et
nouvelle prose ou déclaration générale, en exergue de la section
du recueil dévolue à l'herbe en tant qu'herbe, et en explication de
son titre :
«
Herbe pour herbe »,
parce que tout ce qui est répond — et répond à ce qu'il est, par
ce qu'il est, pour ce qu'il est — en étant. Parce que rien ne va
qu'entaché d'inconvenance miraculeuse et tendant dès lors à se
substituer à soi.
Et,
en effet, elle répond à son nom :
J'utilise
herbe pour
herbe
— j'emploie
ce
qui est
à
ce qui est
Albarracin
écrit ici la charte de la tautologie, qui va inspirer maint poème,
le plus souvent des quatrains, dans lesquels une ou des métaphores
conduisent à une tautologie :
On
tire l'herbe à la verte paille
et
c'est magie comme toujours
elle
est l'herbe — incomparable
et
semblable à soi
ou
encore :
Herbe
aussi ténue que tenace
il
y a en elle quelque chose
qui
s'échine et rebrousse —
il
y a de l'herbe dans l'herbe
et
puis encore (on a le choix) :
L'amble
d'emblée de l'herbe —
le
petit trot calme — les frissons
de
foulage — la douce danse agitée
de
l'herbe — l'herbe herbeuse herbeusement
Par
une sorte de métonymie, toutes les choses qui touchent à l'herbe
tombent sous la juridiction de la tautologie :
Le
merle sautille
par-dessus
ses bonds —
on
dirait qu'il les évacue
les
renvoie à leur merle
ou
ceci, peut-être en écho à Mallarmé :
Qu'est-ce
qu'une rose —
sinon
une herbe
portée
sur la beauté
et
qui s'adonne à la rose
À
l'énergie qui se dépense dans chaque chose à être ce qu'elle est,
la tautologie répond par le déploiement de sa propre énergie —
bref court-circuit. D'où viennent l'énergie et l'allégresse des
choses à n'être que ce qu'elles sont ? Le poète n'a répondu que
par les mots de miracle et d'inconvenance. D'où celles de la
tautologie ? Serait-ce de cette tendance, dont Aristote fait état,
qui pousse tout homme à connaître, par le mime de ce qui est —
avec le plaisir particulier qu'il y prend ?
Pots,
cruches, pichets
Mais
voici bien tout autre chose : des objets usuels, ces récipients qui
prennent le premier tiers du recueil. Massifs cette fois et solides,
ces objets-là. Et le défi n'est plus le même.
Le
fait
de
la bouteille,
la
bouteille
l'étaye
Sa
contrainte
sur
l'eau
n'effleure
pas
l'eau
D'une
part, si elle veut les dire en leur être, la tautologie devra les
séparer de leur usage. D'autre part, puisque ce sont des contenants,
il faudra surtout les distinguer de leurs contenus. Tâche délicate,
on le pressent, qui consiste à briser un couple apparemment
essentiel.
La
forme d'une chose
recueille
la chose : elle
a
un geste pour nous
la
dérober et c'est ce
geste
seul qu'elle donne.
Par
devers soi elle est
concentrée
sur sa rosée.
Ici,
le quatrain ne suffit plus : un bref discours prend le temps de se
ponctuer, de se développer, de superposer la continuité de sa
grammaire aux proclamations posées en fin de vers : de «
elle », de «
nous », de «
c'est ce », de «
elle est ». La
situation est tendue, plus difficile encore qu'avec l'herbe et le
sable : le conflit règne entre les figures. Alors que la métaphore
accompagnait et amenait la tautologie, la métonymie du contenant au
contenu la défie, ou bien elle défie la métonymie, ou pour le
moins elle s'en méfie :
Le
pot contient son mensonge
un
peu comme une vérité qui ne serait
pas
belle à boire
ou
un démenti qu'il inflige
à
ses flancs
Tel
récit peut s'esquisser. Il s'est passé quelque chose, ainsi
l'apparition du contenant par l'évacuation du contenu :
La
jatte
la
longue jatte
le
beau jet de la jatte
retombée
jatte
Cela
réalisé encore au dernier poème de cette section :
Verre
en
lumière
sur
la table
Ce
qui été bu là
a
été su ici,
est
tu et à toi
maintenant
Ce
qui apparaît là, c'est une mise à distance du poète, par le
tutoiement à lui adressé et par la mise en gloire d'un contenant à
lui opposé. Maintenant que le contenu a été vidé de l'un et
absorbé par l'autre, ils se font face, le verre « en lumière » et
celui qui a bu, chacun se détachant en sa forme même. Tableau. On
quitte cette section sur une distinction et une réconciliation du
contenant et du contenu, de la chose et de l'homme, par l'opération
humaine de l'ingestion et de l'expression.
Pierre
Campion → ICI
回
~ EXTRAITS SUR LE SITE POEZIBAO ~
[anthologie permanente] Laurent Albarracin
Laurent
Albarracin publie Herbe pour herbe aux éditions Dernier Télégramme.
«
Herbe pour herbe », parce que tout ce qui est répond – et répond
à ce qu’il est, par ce qu’il est, pour ce qu’il est – en
étant. Parce que rien ne va qu’entaché d’inconvenance
miraculeuse et tendant dès lors à se substituer à soi.
Imaginons
la
fleur des racines –
elle
est
d’or
Chaque
brin arrache une flamme
à
la ressemblance – chaque brin
comme
une broche piquée
au
revers du même
J’utilise
herbe pour
herbe
– j’emploie
ce
qui est
à
ce qui est
./
Existerait
– une herbe
si
tendre si fraîche et frissonnante
qu’elle
serait parcourue
d’un
feu d’abeilles
L.
Albarracin, extraits → SUITE ICI
♒ ♒
A propos de Laurent ALBARRACIN
回 Biographie, Bibliographie → ici
回 Ses derniers ouvrages :
• Le
Citron métabolique, Le Grand os, Toulouse, 2013 → compte rendu ici
• Les
Oiseaux, photomontages de Maëlle de Coux, Éditions des Deux Corps,
Rennes, 2014 → compte rendu ici
• Fabulaux,
dessins de Diane de Bournazel, Éditions Al Manar, Paris, 2014 →
compte rendu ici
• Le
Déluge ambigu suivi de Col des signes, frontispice de Jean-Pierre
Paraggio, Pierre Mainard éditeur, Nérac, 2014 → compte rendu ici
回 Sa chronique de poésie → ici
回 Ses Éditions LE CADRAN LIGNÉ → Site ici
LE
CADRAN LIGNÉ,
« ÉDITEUR, AFFINITÉS ÉLECTIVES »
entretien de Philippe SAVARY avec Laurent ALBARRACIN, LE MATRICULE DES ANGES, septembre 2015 → compte rendu ici
► PARUTIONS
SEPTEMBRE 2015 :
• Christian DUCOS, DANS L'INDIFFÉRENCE DE L'ARBRE, Septembre 2015, Éditions Le Cadran Ligné → compte rendu ici
• Alain ROUSSEL, UN SOUPÇON DE PRÉSENCE, Septembre 2015, Éditions Le Cadran Ligné → compte rendu ici
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